Festugières

LA RÉVÉLATION D'HERMÈS TRISMÉGISTE

IV LE DIEU INCONNU ET LA GNOSE (Extraits dont l’appendice I complet)

 

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…il ne faut pas l'entendre en ce sens que le myste est simplement invité à vivre éternellement de sa vie à lui. Quel bienfait en tirerait-il? Ce serait tout le contraire du bonheur puisqu'il n'y aurait alors que la prolongation à l'infini de sa condi­tion présente, qui est malheureuse. Au surplus, aiwv, comme je l'ai montré, n'est pas à l'origine, et n'a jamais été au sens propre, le concept abstrait d' « éternité ». C'est, à l'origine, la force de vie dont l'élan dure un certain temps, lequel diffère pour chaque sorte d'être. Ensuite, par application plus spéciale du mot au Ciel, qui est Dieu, c'est la vie d'un être divin qui dure sans commence­ment ni fin, la vie d'un être éternel. Enfin, comme nous l'allons voir bientôt, c'est cet être éternel lui-même. Mais, même si l'on se borne au second sens, « vie d'un être éternel », il ne faut jamais oublier cet élément de « vie », qui tient à l'essence du mot. On ne peut donc hésiter qu'entre ces deux traductions : « deviens la vie de l'Etre éternel, et tu connaîtras Dieu », ou « deviens l'Etre éternel etc. ». De toute manière aiwv levou implique qu'on sort de soi, qu'on entre en Dieu. Et il apparaît donc que, le terme ainsi précisé, la différence n'est pas bien grande entre les deux acceptions.

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Toute âme religieuse a, devant Dieu, un sentiment profond de son impureté, de ce qui l'éloigne de Dieu. D'autre part, elle éprouve intensément le désir d'être sauvée, et d'être sauvée par Dieu, puisque Dieu seul peut la sauver. Elle implore donc la miséricorde divine, elle soupire après le salut. Sur ce point, le chrétien ressemble au gnostique. Certes, l'un rapporte l'impureté à un péché originel, l'autre à la matière. Mais cette différence de doctrine n'empêche pas que le sentiment premier soit le même : on est, on se sent impur.

Le salut viendra d'un [illumination, éclat, lumière brillante – action d’éclairer, de révéler]. Une Lumière, Force, Esprit ou Logos divin, pénètre dans l'âme humaine, la régénère. Ici encore, la ressemblance continue entre l'hermétiste et le chrétien. L'hermé­tiste entend ce [sens gral ‘lumière’ … illumination intérieure] comme une réalité concrète. Et c'est bien aussi comme une réalité concrète - les théologiens diront physique et substantielle - que, dans l'Epitre aux Romains (5, 12 ss.), saint Paul regarde le don de la grâce qui, par sa venue, chasse le péché et la mort.

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A partir de ce point, les voies divergent. Une fois reçu le [sens gral ‘lumière’ … illumination intérieure], hermétiste et chrétien sont sauvés. Mais alors que l'hermétiste est sauvé définitivement, et qu'il ne peut plus perdre ce salut, alors que, désormais, il ne peut agir qu'en régénéré, le chrétien n'est sauvé qu'en puissance : il lui reste à faire son salut, dans la crainte et le tremblement. Sans doute il est mort au péché (Rom. 6, 11). Mais l'Apôtre ajoute aussitôt (6, 12 s.) : «Que le péché ne règne donc pas dans votre corps mortel en sorte que vous obéissiez à ses convoitises, et ne mettez pas vos membres au service du péché comme des instruments d'injustice, mais mettez-vous au service de Dieu comme vivants, de morts que vous étiez, mettez vos membres au service de Dieu comme instruments de justice ». Ces conseils, et d'autres analogues tant de fois répétés dans les Epitres, seraient dénués de sens si le régénéré était devenu impeccable.

D'un mot, le salut de C. H. XIII est un salut certain. Il rend bon pour toujours. Il garantit, quoi qu'il arrive, l'immortalité bien­heureuse. Celui qui est devenu fils de Dieu possède ce privilège comme un trésor inaliénable. Qui ne voit combien cette doctrine avait de quoi séduire les âmes angoissées de l'Empire, ces âmes toujours à la recherche du salut et qui couraient de mystère en mystère pour être enfin bien assurées d'être sauvées?

Si l'on s'interroge enfin sur la nature du phénomène qui établis­sait l'hermétiste dans la certitude du salut, le C. H. XIII, semble­t-il, nous offre la réponse : c'est un phénomène psychologique d'exaltation intérieure, d'enthousiasme au sens des anciens. Une sorte de joie extraordinaire le remplit (… 208. 6). Il sent son être se dilater jusqu'aux extrémités de l'espace, jusqu'à toute la durée du temps (205. 5 ss.). Il se sent présent partout, dans tous les éléments, dans toutes les créatures (205. 5 /6, 208. 19 /20). Bien mieux, il sent Dieu en lui. Comment était produit cet état? Nous savons que, dans d'autres formes de mystique, peut-être plus grossières, on y aboutissait par des moyens extérieurs, danses tour­billonnantes, breuvages, fumigations. Nulle allusion à ces procédés dans le C. H. XIII, et nous ignorons donc le secret ressort de la … hermétique.

Aussi bien de tels états ont-ils dû être, par nécessité, rares et fugaces. Et tous peut-être n'y atteignaient pas. Ainsi s'explique­raient peut-être certaines inconséquences dans l'hermétisme.

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C. Il n'en va pas de même dans la troisième voie. En celle-ci, pour voir Dieu, il faut renaître : renaître un homme nouveau qui rem­place entièrement l'homme ancien. Et cet homme nouveau n'est pas simplement le voû; restauré en sa pureté : c'est un être tout diffé­rent du précédent, un être composé des Puissances divines, c'est-à-dire de Dieu.. L'idée de l'affinité entre voû; humain et NoûS divin n'a pas disparu : au contraire elle a été renforcée, puisque c'est maintenant le Dieu Noûs lui-même qui, substantiellement et personnellement, habite en l'homme. A ce stade, les dispositions à l'union mystique sont portées à leur comble. Homme et Dieu ne s'unissent plus comme deux entités distinctes. L'homme ayant été remplacé par Dieu, on peut presque parler d'identité. Le cercle se ferme : Dieu loue Dieu.

4) Demandons-nous, pour finir, si et dans quelle mesure il est permis de parler de mysticisme en chacune de ces trois voies. Je prends le mot au sens que lui donne le Vocabulaire de la Philoso­phie de Lalande : « A. Proprement, croyance à la possibilité d'une union intime et directe de l'esprit humain au principe fonda­mental de l'être, union constituant à la fois un mode d'existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l'existence et à la connaissance normales », ou, en ce même ouvrage, E. Boutroux « Le phénomène essentiel du mysticisme est ce qu'on appelle l'extase, un état dans lequel, toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l'âme a le sentiment qu'elle communique avec un objet interne, qui est l'être parfait, l'être infini, Dieu », ou encore, là-même, M. Blondel : « Ce qui semble propre à ces états (mystiques), c'est d'une part la dépréciation et comme l'effacement des symboles sensibles et des notions de la pensée abstraite et dis­cursive; c'est d'autre part le contact direct et l'immédiation de l'esprit avec la réalité possédée à même » . Disons d'un mot « un contact immédiat avec Dieu, au delà de toute image et de toute représentation abstraite ».

 


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APPENDICE I

(supra, Ch. VI, p. 94, n. 4).

TROUVER DIEU EST DIFFICILE, L'EXPRIMER IMPOSSIBLE

Proclus, in Tim. (28 c 3), I, pp. 300. 28-303. 23 Diehl.

« Découvrir ce Démiurge de l'univers est difficile», dit Platon. En effet, la découverte s'obtient de deux façons : l'une procède à partir des Premiers par la voie de la science, l'autre à partir des Seconds par la voie de la réminiscence (1). Or on doit dire que celle qui procède à partir des Premiers est difficile parce que la découverte des propriétés intermédiaires est liée à la doctrine la plus haute. Quant à la découverte à partir des Seconds, peu s'en faut que je ne la dise encore plus difficile. Car, si c'est à partir de ces Seconds que nous nous proposons de voir l'essence du Démiurge et tout l'en­semble de ses propriétés, il nous faut considérer, dans son entier, la nature des êtres produits par lui, toutes les régions visibles du monde et tout ce qu'il y a en lui de puissances naturelles invisibles qui fondent l'existence des sympathies et antipathies dans l'univers; et, avant cela, les règles fixes qui président à la nature (2) et les natures elles-mêmes, tant universelles que particulières, tant imma­térielles que matérielles, les divines, les démoniques et celles des vivants mortels; en outre, les genres d'êtres qui rentrent dans la

(1) … La vue de ce qu'il y a de beau, de bon, d'un dans les choses inférieures … nous fait ressouvenir du Beau en soi, Bien en soi, Un en soi. C'est la doctrine du Banquet et du Phèdre. …

(2) On pourrait presque dire : « les lois immuables de la nature ».

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catégorie de la vie (1), les uns immortels, les autres mortels, les uns non souillés de matière, les autres plongés dans la matière, les uns ayant valeur de touts (2), les autres de parties, les uns doués de raison, les autres sans raison; et aussi les êtres de complément (3) plus parfaits que nous, grâce auxquels toute la région intermédiaire entre les dieux et la nature mortelle est bien reliée à l'ensemble; et les âmes de toutes sortes, la multitude des dieux qui se diversifient selon les différentes portions de l'univers, les connexions exprima­bles et inexprimables qui mettent le monde en relation avec le Père. Oui, s'il n'a considéré ces choses, celui qui s'élance vers le Démiurge demeure trop imparfait pour concevoir le Père : or il n'est pas permis que rien d'imparfait ait contact avec le Tout Parfait.

Mais il faut en outre que l'âme, devenue un monde intelligent (4), s'étant rendue semblable, autant qu'elle le peut, à la totalité du monde intelligible (5), s'approche du Créateur de l'univers; qu'en vertu de cette approche, elle se familiarise quelque peu avec lui par l'application continuelle de l'esprit - car l'activité de pensée ininterrompue relativement à un objet donné éveille et vivifie nos facultés rationnelles -; que, grâce à cette familiarité, s'étant installée à la porte du Père, elle entre en union avec lui. Voilà ce qu'est la découverte de Dieu : aller à sa rencontre, ne faire qu'un avec lui, jouir de sa présence seul à seul, obtenir qu'il se montre en personne (6), quand l'âme « s'est ravie » (7) vers lui loin de toute autre activité, et qu'elle tient même pour fables les discours scien­

 

 

(1) …

(2) Ainsi ces vivants que sont les astres….

(3) … semble avoir ici le sens actif de « ce qui remplit, complète » l'univers. C'est un dogme platonicien que le monde, pour être parfait, doit être complet …, c'est-à-dire habité de vivants en toutes ses régions … Il faut donc que la région intermédiaire entre dieux et hommes soit habitée d'êtres vivants (archanges, anges, démons, héros), et ce sont ces êtres qui maintiennent le aûv8£eµoç de l'univers.

(4) … (301. 23). L'âme intellectuelle doit embrasser tout le …. Elle devient alors elle-même un « monde intelligent ».

(5) …

(6) …

(7) …

 

Oui, voilà ce qu'est trouver Dieu. Ce n'est pas le découvrir par la voie de l'opinion (car celle-ci est incertaine, peu éloignée de la vie irrationnelle), ni par la voie de la science (car celle-ci procède par inférences et par des chaînes de raisons, elle ne touche pas immé­diatement l'essence intellectuelle de l'Intellect démiurgique). C'est le trouver par une intuition qui le fait voir face à face (2), par le contact avec l'intelligible, par l'union à l'intellect du Démiurge. Et, de vrai, cette découverte, on peut bien l'appeler «dur travail » (epyov) au sens propre : ou parce qu'elle est pénible, malaisée à obtenir, puisque l'objet ne se fait voir aux âmes que lorsqu'elles ont traversé toute la hiérarchie des êtres vivants (3), ou parce que c'est là le vrai combat des âmes : car c'est après les vaines courses dans le créé, après la purification, après les clartés de la science que s'allume enfin l'activité intellectuelle et l'intellect qui est en nous, qui mène l'âme au port dans le Père (4), qui l'installe, loin de toute souillure, dans les pensées du Démiurge, et qui joint lumière à lumière, non pas seulement la lumière de la science, mais encore une autre plus belle, plus intelligente, plus semblable à l'unité que celle-ci. Car c'est là le port du Père, la découverte du Père, l'union immaculée au Père.

Quant aux mots « Quand on a trouvé Dieu, il est impossible de le dire », ils pourraient bien manifester l'usage des Pythagoriciens, qui gardaient en secret la doctrine des choses divines et refusaient d'en discuter devant n'importe qui : « car les yeux du vulgaire ne sont pas de force à maintenir leur regard fixé sur le vrai », dit l'Etranger d'Elée (5). Mais il se peut aussi que ces paroles enseignent une doctrine bien plus auguste, à savoir qu'il est impossible, quand on a trouvé Dieu, de dire les choses comme on les a vues. Car la

(1) à (5) cit. grecques

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découverte n'avait pas consisté pour l'âme à dire quelques chose, mais à être initiée à un mystère et à être soumise à l'influence de la lumière divine (1); et elle n'avait pas consisté non plus pour l'âme à être mue d'un mouvement propre, mais à se tenir dans ce qu'on pourrait appeler son silence (2). De fait, alors qu'elle n'est même pas de nature à saisir l'essence des autres réalités par déno­mination, définition ou démonstration scientifique, mais ne l'at­teint que par la seule pensée, comme Platon le dit dans les Lettres (VII 342 s.), comment pourrait-elle découvrir l'essence du Démiurge autrement que de façon purement intellectuelle? Et comment pourrait-elle, l'ayant ainsi trouvée, divulguer ce qu'elle a vu au moyen de noms et de verbes et le faire connaître à d'autres? Car il est impossible au raisonnement discursif qui procède par compo­sition (3) de décrire la nature essentiellement uniforme et simple.

Mais quoi, dira-t-on, n'est-il pas vrai que nous discourons lon­guement et sur le Démiurge et sur les autres dieux et sur l'Un lui-même? Sans doute. Mais si nous discourons sur ces réalités, nous n'en définissons aucune dans son essence même. Nous pouvons argumenter à leur sujet, nous ne pouvons exprimer l'intuition que nous en avons : car c'est là « trouver », comme on l'a dit plus haut (p. 300 s.). Or, si l'âme ne «trouve » que lorsqu'elle se tait, comment le flot des paroles vocales suffirait-il à exprimer l'objet « trouvé » tel qu'il est? »

(1) à (3) cit. gr.